La Clef d'Ateh
Un silence noir, d'où surgissent quelques bulles d'air, engloutit ses tympans. Ses bras creusent l'eau chaude et propulsent son corps dans les profondeurs de la baie. Ses yeux ouverts scrutent le néant. Cette nuit, comme toutes celles qu'elle a passées depuis sa naissance, elle a rêvé d'une clef. Une clef comme celles peintes sur des armoiries, une clef servant à ouvrir un coffre, une cellule, un champ. Plus elle descend, plus la pression atténue ses sens et augmente sa vision vespérale, celle de son rêve, celle où elle pourrait trouver la clef. Depuis son enfance, depuis toujours, elle sait que c'est cette clef qui lui permettra de retrouver son père. Mais cette clef, bien qu'elle en ait rêvé, elle ne l'a jamais vue, jamais touchée. Elle en a aperçu le reflet, oui, du coin de l'œil, dans un miroir. Elle a été éblouie par son éclat, mais jamais, non jamais, elle ne s'en est approchée. Dans ses entrailles, là où aucun enfant n'a jamais survécu, ses poumons se contractent de plus en plus, l'aidant à retenir ce souffle dont elle n'a déjà plus conscience. Sa peau, elle, ne ressent plus l'eau qui se refroidi et qui engourdi ses membres asphyxiés. Najwa tente de rejoindre un état, plutôt qu'une profondeur. Elle sait aussi qu'elle n'a qu'une seule chance, la dernière, d'atteindre cet état, et qu'une fois qu'elle y sera parvenu, elle devra s'introduire dans l'unique passage dont le goulet se refermera derrière elle, à jamais.
Ce matin, alors qu'elle prenait le café en compagnie de son amant, sur la terrasse d'un toit de La Havane, comme elle l'avait fait des dizaines de fois, à Shanghai, à Venise ou à Sébastopol, elle avait compris, et cette fois pour la première fois, qu'elle allait le quitter. Lui, avec qui la vie avait été une constante quête, d'argent, de pouvoir, de luxe. Une constante fuite, de terres en terres, sans jamais trouver refuge. Une constante absence, celle de cet enfant qui n'était jamais né et celle de ce père qui n'était jamais revenu.
Encore une fois ce matin, ils avaient fait l'amour, comme des centaines de fois, des milliers sûrement. Encore une fois, elle avait absorbé son étreinte. Dans ses yeux, elle voyait ce qu'elle ne verrait jamais ailleurs. Le regard de son père et celui de son enfant. Ce regard, il ne lui était perceptible que pendant quelques secondes, et comme les effluves d'un opium de Chine, c'est cet instant, plus que tout au monde, qui la faisait languir.
Elle l'avait quitté ce matin, en acceptant encore une fois d'être son émissaire. Elle devait se rendre au nord pour y transmettre un message. À elle seule, il faisait confiance. Leurs sangs s'étaient mélangés. On aurait pu croire que l'un était l'appendice de l'autre. Mais elle savait aussi que ces voyages, loin de lui, étaient risqués. Non seulement perdait-elle pour ces quelques matins, ses étreintes régénératrices, mais surtout, elle risquait sans sa protection, des périls insoupçonnés qui, si elle y succombait, causerait une mort imprévue, faisant disparaître à jamais la clef convoitée.
L'après-midi, elle avait erré dans les rues de Centro Havana, cogitant sur son existence, vécue et rêvée. Elle savait que le sommeil et la mort portaient le même nom. Elle savait aussi que ces moments où, saisissant le regard de son amant, elle avait vu le reflet de son autre vie, ne cumulaient bout-à-bout, qu'à peine une heure. Toute une vie pour une heure.
Quelque chose ce matin, l'avait troublée. Lui? Quoi? Un vent, sur la terrasse? Une odeur venue d'ailleurs qui aurait réveillé en elle une destinée millénaire? Une particule perdue dans le temps, qui aurait été transportée depuis l'autre bout du monde, pour déclencher en elle une impulsion mystérieuse? Comment savait-elle que la clef se trouverait dans le fond de la baie, ce jour précis?
Le noir est total, les lents battements de son cœur qui font écho en elle, donnent la cadence à une mouvance qui a perdu toute direction. Elle commence à percevoir des ondes de lumière, mais il lui est difficile de différencier celles qu'elle voit les yeux ouverts de celles qu'elle voit les yeux fermés. Comment savoir quand elle aura atteint l'état recherché. Comment savoir s'il s'agît d'un rêve. Comment savoir si elle n'est pas morte. Son cœur, oui, qui continue à battre. Elle sait que la clef, la bonne, ne lui apparaîtra ni dans un rêve, ni dans la vie, ni dans la mort, mais à cet instant précis où s'intersectent ces états.
Mais pourquoi encore convoitait-elle tant cette clef? Pour voir un enfant qui n'avait pu naître? Pour se révéler à un père qui n'avait jamais soupçonné son existence? Pourquoi sa vie n'avait été qu'une perpétuelle quête de l'imperceptible? Pourquoi n'avait-elle pu se satisfaire du tangible, du présent, plutôt que d'imaginer un passé qui aurait engendré un futur autre?
Elle avait rencontré son amant, alors qu'elle était étudiante en médecine, dans une ville d'Orient. Lui, avait été envoûté par ses yeux vert émeraude et ses lèvres capitonnées, qui laissaient présager des baisers voluptueux. Elle l'avait suivi et avait tout abandonné. Ses études, sa religion, sa terre maternelle. Elle l'avait suivi au bout du monde sans jamais lui demander de s'arrêter. Elle voulait continuer, ne vivre que dans ses bras, ne jouir qu'en perçant son regard. Il lui avait tout donné. Tout sauf un enfant qu'elle n'arrivait pas à porter et un père qui l'avait abandonnée dans le sein de sa mère.
Ce matin là, elle savait qu'il allait la quitter. Qu'elle était devenu vieille et infertile, même si dans son âme elle était encore la même, celle qui quinze ans auparavant, avait ensorcelé son amant. Elle avait attendu ce moment toute sa vie, du moins toute au long de leur histoire. Elle avait ressenti, dès la première fois qu'elle s'était perdue dans son regard, une complète plénitude mêlée à un profond désespoir, à une peur intrinsèque. C'est ainsi qu'elle avait vécu, sachant que la plénitude amoureuse qu'il lui procurait, ne comblerait jamais le manque pour lequel son âme avait été élue. Aurait-elle du suivre son dieu, celui qui avait guidé sa mère, plutôt que de chercher à trouver dans l'âme d'un autre, celui de son père.
Son cœur maintenant battait comme un métronome. Elle savait que les ours du grand nord hibernent au rythme de quatre pulsations par minutes, que des enfants avaient été repêchés vivant des eaux glaciales de Russie après de longues minutes sans oxygène. Elle se rappelait ses cours de cardiologie, du long parcours des globules rouges à travers le corps. Elle savait que comme pour le cœur, il lui fallait contrôler le réflexe pulmonaire. Dans les profondeurs de la baie, son corps s'était liquéfié, comme si son cœur battait pour l'océan tout entier, comme si son âme s'étendait jusqu'aux côtes d'Afrique, d'Europe et d'Antarctique.
Elle était née sur les rives du Danube, quatre décennies plus tôt. Des mers, elle ne connaissait que les légendes. Celles de la Mer Noire où se jetait le fleuve de son enfance, puis celles la Mer Caspienne, sur les rives de laquelle sa mère était née. Une de ces légendes était celle d'une princesse qui comme elle était la fille d'un roi, qui comme elle était radieuse, qui comme elle était pure. Ateh, la princesse khazare avait vécu mille ans plus tôt dans les rêves d'un peuple qui n'existait plus, qui avait disparu sans laisser de traces. Comment un peuple entier s'était-il volatilisé. C'était là la clef.
Pourrait-elle maintenant, au large de La Havane, disparaître du monde des vivants sans pour autant mourir? Comment savait-elle que son père, lui, y était parvenu? Comment savait-elle que ce qu'elle percevait dans le regard de son amant, était l'indice indéniable de l'existence d'un monde parallèle. Lui, comme elle, savait que ce que l'on voyait, ce que l'on disait, ce que l'on croyait, n'était pas ce qui était. Mais lui, avait appris à naviguer dans le monde en possédant ce savoir, sans pour autant vouloir le quitter. Il n'avait personne qui rejoindre ailleurs. La seule qui comptait, c'était Najwa. Celle qui comme lui, savait. Les autres n'étaient que les pièces d'un jeu truqué dont il connaissait toutes les combinaisons. Et cet enfant qui n'était pas né, dont personne du monde des vivants, ni de celui des morts, ne connaissait l'existence? Comment serait-il, douze ans plus tard? La reconnaîtrait-il? Lui en voudrait-il?
Toutes ces questions, elle se les posait en même temps, comme si son esprit pouvait les traiter simultanément. Son esprit qui comme son âme, puisait maintenant ses ressources à travers les mers du monde entier, remontant leurs affluents, jusqu'à leurs sources, figées dans les glaciers de l'Himalaya, s'évaporant vers les cieux, caressant l'univers.
Ce qu'elle comprit, c'est qu'il n'y avait pas de réponses, ou plutôt, que toutes étaient valides. Qu'une question était inévitablement liée à son auteur qui, lui, l'était à sa propre quête. Elle comprit aussi qu'elle était née au verso de l’ordre des choses, peut-être involontairement, mais irrémédiablement.
Sur la terrasse du toit, le bord de la toile tendue au dessus de son hamac battait au vent, laissant passer des rayons intermittents, illuminant ses paupières et colorant d'un rouge sanguin, le noir de l'océan. Najwa ouvrit les yeux puis regarda sa montre. Dans trois heures, elle s'envolerait pour le nord.