Difference between revisions of "La Voie de l'ange"

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====Jeudi 30 septembre 1948====
 
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Voilà plus d'une semaine que je suis sans nouvelles d'Ernesto. Comme c'est bientôt la fin de l'année ici et que je sais qu'il doit être occupé à étudier, je préfère ne pas le déranger avec mes préoccupations frivoles. Je reste à ma assise à ma table le soir venu, imaginant ma vie avec lui, moi Anne femme de médecin. C'est comme si l’exiguïté de ma chambre me procurait un certain réconfort, me permettant de m'évader dans mes pensées.
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Voilà plus d'une semaine que je suis sans nouvelles d'Ernesto. Comme c'est bientôt la fin de l'année ici et que je sais qu'il doit être occupé à étudier, je préfère ne pas le déranger avec mes préoccupations frivoles. Je reste prostrée à ma table le soir venu, imaginant ma vie avec lui, moi Anne femme de médecin. C'est comme si l’exiguïté de ma chambre me procurait un certain réconfort, me permettant de m'évader dans mes pensées.
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====Lundi 4 octobre 1948====
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Laura et moi avons passé l'après-midi..
  
 
====Samedi 25 décembre 1948====
 
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Le journal d'Anne Frank se termine abruptement le 1er août 1944, soit quelques jours avant sa déportation. Dans un univers parallèle/divergeant, ces écritures se seraient poursuivies.

Mercredi 2 août 1944

Chère Kitty,

Aujourd'hui nous avons eu vent d'une inquiétante nouvelle. La Sicherheitsdienst serait sur le point de faire une raffle dans notre quartier et papa craint que nous soyons visés. Depuis ce matin c'est la panique et ces messieurs discutent en comité. Fidèle à son habitude, Madame Van Daan est hystérique et ne tient pas compte du moral des autres en exhalant ses lamentations.

Pour ma part, je me prépare au pire. Serait-ce notre dernière nuit à l'Annexe? Si nous sommes arrêtés, notre famille sera-t-elle séparée. Au dîner, l’ambiance était lourde. Peter n'a cessé de me fixer d'un air fataliste. Malgré tout je me suis abstenue de monter le réconforter après le repas, réconfort dont j'aurais d'ailleurs moi-même bien besoin.

Anne

Jeudi 3 août 1944

Chère Kitty,

Je ne peux te garantir que ce ne soit pas la dernière fois que je t'écrive car la décision a été prise. Nous partons cette nuit. Je ne peux t'en dire plus. Papa nous a réuni Margot, maman et moi pour nous consulter en famille. Les Van Daan et Dussel, eux, resteront mais nous avons décidé d'appuyer papa dans son choix. Pour des raisons de sécurité et pour protéger les autres si nous sommes arrêtés pendant notre fuite, papa m'a demandé de ne pas emporter mes écrits. Je pense te confier à Miep qui j'en suis sûre te gardera précieusement.

Bien à toi et je l'espère à très bientôt,

Anne M. Frank

Dimanche 6 août 1944

Chère Kitty,

Nous avons quitté comme prévu l'Annexe à l'aube jeudi matin. Maman nous avait cousu à chacune des billets de cent dollars dans l'ourlet de nos jupes. Nous avons marché environs une heure jusqu'à Rembrandpark où Papa avait organisé un rendez-vous avec un contact de Kluger. Ce fut la plus longue heure de ma vie. Cette fois-ci, nous ne portions plus notre étoile jaune car plus aucun juif n'est maintenant autorisé à demeurer au Pays Bas. Mon coeur courait si vite à l'idée de croiser une patrouille de police ou même de nous faire interpeller par un hollandais suspicieux, que je n'entendais aucun autre bruit que ses battements. Lorsque nous sommes finalement arrivés à l'orée du parc, personne ne nous y attendait et je voyais que papa était aussi nerveux que moi, mais il ne laissait aucunement transparaître son anxiété.

Finalement, un homme sorti du parc nonchalamment et il était clair qu'à cette heure, ce se devait d'être le contact de Kluger. Après nous avoir dépassé en nous observant du coin de l'oeil, il revint sur ses pas et interpella papa. Après quelques minutes, l'homme pointa vers deux bicyclettes posées à proximité puis papa nous demanda à Margot et moi de nous approcher. Nous comprîmes que nous allions devoir nous séparer pour moins éveiller les soupçons. Deux jeunes filles seules à vélo, ce serait moins suspect qu'une famille toute entière.

Nous sommes réfugiées dans la ferme indiquée par le contact de Kluger et attendons maintenant l'arrivée de papa et maman depuis deux jours. Je souhaite de tous mon coeur que rien ne leur soit arrivé. Je m'en voudrais de n'avoir pas plus ouvertement partager mon amour pour eux ces dernières années. Nous nous sommes quittés si précipitamment sous la pression de ne pas être remarqués, que nous nous sommes à peine embrassés.

Anne

Vendredi 11 août 1944

Voilà maintenant une semaine que nous attendons maman et papa. Margot pleure tous les soirs dans son lit. Aurions-nous du demeurer dans le confort de l'Annexe, notre nid. Je rêve que tout ça ne soit qu'un cauchemar et que je ré-ouvrirai les yeux pour me trouver blottie contre Peter. Que je redescendrai dans ma chambre, sous le regard réprobateur de Madame Van Daan, réveillant Dussel en faisant craquer le plancher.

Nos hôtes semblent incommodés par notre présence et par le mutisme de Kluger. Nous avons appris que les allemands pratiquent des exécutions sommaires de civils pour contrer la rébellion. Bien que nous ayons encore assez d'argent dans nos ourlets, il nous est impossible d'échanger nos billets de cent dollars car c'est à chaque fois une somme beaucoup trop importante. Papa a gardé les Florins avec lui ne prévoyant pas que nous soyons séparés. Je pense à eux tous le temps. Je prie pour qu'ils cognent à la porte cette nuit.

Anne

Dimanche 20 août 1944

Chère Kitty,

Les nouvelles de l'extérieur n'en comportent aucune de maman et papa. Nous écoutons exclusivement Radio Orange car nos hôtes ne comprennent ni l'anglais ni l'allemand. Les nouvelles semblent encourageantes et donner du souffle à nos hôtes en attendant l'arrivée de notre passeur.

Margot et moi sommes consignées au grenier de la grange en bordure d'un petit boisé où une ancienne cave à légume a été transformée en cachette de fortune. Nos directives sont de sortir par la trappe arrière de la grange et de nous rendre à la cave avec toutes nos affaires au premier signal d'une visite suspecte. Pourvu que ce ne se produira pas en pleine nuit. Je crois que Margot sera plus courageuse que moi dans de telles circonstances. La seule idée de traverser seules cette forêt puis de s'engouffrer dans une cave sans aucune lumière me hante à chaque fois que l'on entend des voix ou des bruits de moteur s'approcher de la ferme.

J'arrive bientôt au bout de ma réserve de papier.

Anne

Mercredi 30 août 1944

Nos hôtes nous ont appris que nous quitterons la ferme d'ici les prochains jours, sans plus attendre l'arrivée de nos parents. Ont-ils été capturés? Ont-ils été déportés vers les camps de Westerbock, ou pire vers les camps de Pologne d'où les nouvelles sont de plus en plus troublantes.

Margot qui semble reprendre le moral malgré les circonstances me donne de la force car l'idée de traverser la Manche me terrifie. Je m'en veux de n'avoir pas appris à nager.

Samedi 2 septembre 1944

L'Engelandvaarder devrait arriver ce matin. Je t'écris ces lignes ne sachant pas si elles et moi survivront la traversée. Radio Orange rapporte aujourd'hui que les Alliés ont repris Paris. Pourquoi pas Amsterdam. Pourquoi pas nous. Margot et moi prions tous les soirs pour papa et maman. Où qu'ils soient, je suis sûre qu'ils s'inquiètent pour nous et prient tout autant. Je n'ai plus de place sur ma dernière feuille. Bien a toi, Anne M. Frank

Vendredi 9 septembre 1944

Hier, à notre arrivé à Londres, nous avons été accueillies par des fusées allemande. Nous avions entendu parler des bombes incendiaires livrées par la Luftwaffe mais je ne croyais pas que le son de la guerre était aussi terrifiant.

Notre traversée a duré trois jours. Nous avons longé la côte néerlandaise de nuit et nous nous sommes même presque rendus jusqu'en Belgique. Flip, notre passeur, voulait se rendre jusqu'à l'estuaire de l'Escaut mais la présence de la marine allemande à l'horizon l'a poussé à dévier plus tôt vers le large. La traversée a été relativement calme malgré que mon coeur se nouait au sommet de chaque vagues. Avant même d'arriver à Southend-on-Sea, nous avons été interpellés par les gardes côtes de la marine britannique, fusils pointés en notre direction. Pour la première fois de ma vie, je levais les mains, non en ayant un sentiment de terreur mais en suivant plutôt un élan providentiel et libérateur. Comme pour crier victoire. Flip me regardait d'un air inquiet que mon ardeur ne confonde nos hôtes anglais qui pointaient toujours leurs cannons sur nous et qui ne parvenaient pas à entendre nos plaidoyers.

Arrivés à terre, nous avons été gardés deux jours en attendant qu'un agent hollandais attaché au services de renseignements britanniques ne parvienne jusqu'à nous pour vérifier notre identité et nos dires. Je pense que les anglais se préoccupaient plus de Flip que de Margot et moi. Nous avons tous été libérés en même temps et Margot et moi avons pu prendre le train pour Londres, d'où je n'ai eu d'autre choix que de mettre à l'épreuve mon anglais qui semble surprendre les citadins.

Demain, M. Strauss, le contact de Papa chez qui nous logeons, nous conduira dans une pension en périphérie de la ville en attendant l'arrivée de papa et maman.

Bien à toi,

Anne

Mercredi 8 novembre 1944

Chère Kitty,

Je me suis résignée à ne t'écrire que quand un souffle de vie me redonne espoir. Nous avons suivi les résultats des élections américaines sur Voice of America, que nous écoutons maintenant aussi assidûment que Radio Orange, et il semblerait que le Président Roosevelt serait victorieux. Je pense que cette nouvelle réjouira papa où qu'il se trouve. Je suis moi aussi heureuse que ce grand homme sera toujours président quand nous arriverons finalement en Amérique.

Nous habitons une petite pension dans le village de Harmondsworth, non loin d'une aérogare d'où jour et nuit décollent des bombardier de la RAF. Le matin, je marche jusqu'aux limites de la piste et dans leurs sillages, je m'amuse à compter ceux qui partent et ceux qui reviennent, priant que le compte soit bon. La nuit, le son des moteurs me réconforte. Pour une raison qui m'échappe, les fusées V2 ne parviennent pas jusqu'ici. Margot prend des cours d'anglais à l'école du village pendant que je me confine à la bibliothèque dévorant les livres de James Joyce, un auteur irlandais que je découvre.

Bien à toi,

Anne

Lundi 11 décembre 1944

Chère Kitty,

Hier soir, Margot et moi avons dessiné une première flamme sur le ménora que nous avons imaginé à l'arrière de la porte de notre chambre. Il est si abstrait qu'il est impossible de penser que quelqu'un pourrait y reconnaître un chandelier. Nous avons passé une demi-heure en silence les yeux hypnotisés par ce feu imaginaire. Je ne peux m’empêcher de penser que je ne verrai plus jamais maman et papa. Pourquoi l'histoire s'acharne t'elle contre nous. Je repense à mon enfance joyeuse, à la générosité de papa envers tous, à maman qui j'en suis sûre ne voulait que mon bien.

Je confie instinctivement à Margot le rôle de maman. Comme elle est l’aînée et qu'elle était de toute façon plus proche de maman que moi, cette substitution non-dite nous convient à toutes les deux. Je crois d'ailleurs que je remplis un peu pour elle le vide laissé par papa, bien que cette tâche soit bien trop importante pour moi. Une chose est sûre, c'est que cet isolement nous a rapproché l'une de l'autre.

Bien à toi,

Anne

Mardi 19 décembre 1944

Chère Kitty,

Hier, j'ai passé la journée à la bibliothèque du village à décortiquer le New York Times paru ce dimanche. L'encre était encore humide et me voilà de l'autre côté de l'Atlantique, à feuilleter ses pages le lendemain de sa publication. La bibliothécaire se rend quotidiennement à l'aérogare d'où arrivent plusieurs vols en provenance de New York et d'ailleurs en Amérique pour réclamer les journaux distribués aux passagers durant les vols.

J'y ai découpé la photo d'une jeune fille de douze ans montant un magnifique cheval pour la coller sur notre ménora dessinée. Notre chambre commence à ressembler de plus en plus à l'Annexe avec toutes ces photos de stars. Quand nous serons en Amérique, je me promets d'apprendre l'équitation, après avoir appris à nager bien sûr.

Bien à toi,

Anne

Lundi 25 décembre 1944

Chère Kitty,

Margot et moi avons décidé d'accompagner les autres pensionnaires à la messe de minuit. Bien que ce n'était pas ma première visite dans une église, c'était la première fois que j'assistais à une messe protestante. Avant notre séjour à l'Annexe, je n'avais que rarement accompagné ma mère à la Synagogue, mon père ne s'y rendant lui même que très occasionnellement. Ici, je ne saurais dire si c'est la froideur anglaise ou le cérémonial chrétien, mais il me manquait la confusion qui règne généralement autour du rabbin.

Aujourd'hui, nous avons eu droit à une dinde qui était excellente. Je ne comprends pas la mauvaise réputation que l'on donne, en Europe continentale, à la cuisine anglaise. Depuis notre arrivée, bien que nous mangions souvent les mêmes légumes, les plats que nous prépare la cuisinière sont succulents.

Lorsque nous nous sommes agenouillées hier soir à l'église (au moins dix fois), j'ai quand même prié pour maman et papa.

Anne

Mardi 2 janvier 1945

Hier, nous avons encore eu droit à un festin pour célébrer la nouvelle année. Sera-ce bel et bien l'année de la fin de la guerre. Puis-je y croire. Puis-je me réjouir malgré l'absence de papa et maman.

Une dame vivant dans la ferme voisine devant laquelle je passe régulièrement est venue me porter une bicyclette dont sa fille ne fait plus usage depuis son départ pour les usines de Liverpool. Elle me l'a offert en me souhaitant un joyeux Noël. Il y a bien longtemps que je n'avais enjambé une bicyclette et jamais un modèle si grand. Je me suis tenue debout sans arrêt aller-retour jusqu'à la bibliothèque car elle était fermée et ne ré-ouvrira que demain. Bien que la route soit longue, elle l'est tout de même moins en roulant et surtout si comme moi, on prétend être une cavalière galopant à travers les champs. Le vent dans les cheveux, les yeux fermés, je peux librement être celle qui fût si longtemps réprimée, cette Anne à la fois extrovertie et introvertie. Celle que tout le monde rabâche constamment et celle que personne n'a jamais pu découvrir, sauf peut-être Peter, dans la pénombre de l'Annexe.

Je prie pour que cette année 1945 soit celle où le monde redeviendra paisible.

Bien à toi,

Anne

Samedi 7 janvier 1945

Chère Kitty,

Hier soir, nous avons accueilli de nouveaux pensionnaires pour célébrer le retour des Rois Mages, une fête qui m'était encore inconnue. Il s'agit d'une famille expropriée de sa ferme par le gouvernement qui compte y construire une nouvelle piste d'atterrissage. Ils ont trois enfants dont la plus vielle a sûrement mon âge mais dont l'accent très prononcé rend toute conversation entre nous impossible. Je crois comprendre qu'ils ne resteront que quelques jours en attendant que les camions qui transporterons leurs meubles dans une nouvelle ferme soient arrivés. La mère semble très gentille malgré sa situation difficile et nous a offert chacune à Margot et moi, un petit gâteau aux fruits confits qu'elle aurait préparé elle même. Elle a sûrement du entendre dire que nous attendions toujours nos parents car elle a fait mention du mot mommy, le seul que j'ai pu distinguer.

Je prie que les Rois Mages des Chrétiens retrouverons la trace de papa et maman pour les guider jusqu'à nous.

Bien à toi,

Anne

Mardi 30 janvier 1945

Chère Kitty,

La jeune fille montant à cheval sur la photo de ma chambre se nomme Elizabeth Taylor. Je ne peux croire qu'elle n'ait que douze ans. Ais-je encore l'air si jeune ou le temps se serait-il arrêté pour moi à notre arrivée à l'Annexe. La bibliothécaire m'a encore permis de découper une page entière du New York Times de ce dimanche où paraissait une publicité du film National Velvet montrant la tête de la jeune fille s'appuyant sur la joue du jeune homme. Je repense souvent à mon amitié particulière avec Peter, comme si nous étions des fleurs qui auraient éclot dans l'obscurité. Je ne crois pas que notre idylle aurait survécu à la lumière du jour. Au vent, à la pluie, à la terre. Je ne regrette pas, tout de même, de lui avoir donné mes première lueurs d'amour.

Bien à toi,

Anne

Mardi 6 février 1945

Monsieur Strauss est venu hier accompagné de l'un des ingénieurs responsable de la construction des nouvelles pistes d'atterrissage. Nous avons passé la soirée avec eux et il était agréable de pouvoir parler à nouveau l'allemand quand les mots ne nous parviennent pas en anglais. L'ingénieur nous a même montré les plans de la disposition des nouvelles pistes qui formeront un triangle pour permettre aux avions d'atterrir par tous vents sans risquer de rater la piste. Selon lui, bien que la guerre finira vraisemblablement très bientôt, l'ère de l'aviation civile est bel et bien entamée et nous aurons bien besoin de nouvelles aérogares modernes pour accueillir tous ces passagers une fois tous ces bombardiers convertis en avions civils.

Une fois l'ingénieur monté dans sa chambre, monsieur Strauss nous a gardé compagnie à Margot et moi en nous vantant les mérites de papa en affaire. Il nous a aussi dit que tout avait été prévu à l'avance et que même si papa et maman ne parvenaient pas en Angleterre, nous pourrions nous rendre en Amérique.

Je prie et pense à eux sans arrêt.

Anne

Mercredi 14 février 1945

Malgré l'avance des Alliés partout en Europe, les nouvelles des Pays Bas ne sont pas réjouissante, la famine de cet hiver aurait causé des milliers de morts à Amsterdam et dans le reste du pays. Je pense à papa et maman mais aussi à Miep et à nos co-locataires de l'Annexe.

Monsieur Strauss nous a envoyé une lettre hier pour confirmer que nous passerons par La Havane avant de rejoindre Boston, les visas de transit que papa avait négocié ayant étés acheminés à l'Ambassade cubaine de Londres. Je me sens coupable d'abandonner l'espoir de revoir papa et maman mais nous devons continuer le chemin qu'ils ont tracé pour nous.

Bien à toi,

Anne

Mercredi 21 mars 1945

Chère Kitty,

Aujourd'hui, en revenant de la bibliothèque, alors que je gambadais sur ma monture, un papillon s'est posé sur le dos de ma main. Il y est resté agrippé comme un compagnon de route, bravant le vent et les cahots, pendant près d'une minute puis s'est envolé. Étaient-ce là les premiers signes du printemps, de la vie qui renaît.

Bien à toi,

Anne

Dimanche 1er avril 1945

Margot et moi sommes maintenant hébergées chez Monsieur Strauss à Londres qui est maintenant hors de portée des fusées. Nous attendons les visas de transit de l'Ambassade cubaine pour lesquels papa avait déjà entrepris des démarches avant notre départ pour l'Annexe. Je me demande comment sera la vie en Amérique. J'aurais souhaité aller à New York mais mon oncle et sa famille vivent près de Boston.

Au moins, là bas, je pourrai oublier cette guerre qui n'en fini plus de finir.

Dimanche 15 avril 1945

Un correspondant de la BBC accompagnant l'armée anglaise rapporte que des milliers de corps ont été retrouvés empilés dans des fosses à Bergen dans le nord de l'Allemagne. Le camp était abandonné par ses gardiens et les survivants n'avaient même plus la force d’accueillir leurs libérateurs. Margot et moi prions pour que papa et maman n'aient pas été capturés et déportés dans ce camp.

Mardi 1er mai 1945

Le capitaine du Galicia a annoncé ce soir la mort de Hitler. Bien que la majorité des passagers aient applaudi cette grande nouvelle, Margot et moi sommes restée silencieuses. Je pense à papa qui est resté derrière pour nous permettre de voir une nouvelle terre. Je pense à maman que j'aurai tant voulu serrer dans mes bras.

Le soleil se lève sur l'Atlantique. Nous voguons vers le Nouveau Monde, vers une nouvelle vie.

Samedi 4 mai 1945

Chère Kitty,

Nous sommes arrivées à La Havane hier soir sous une chaleur torride. Le concierge de la pension où nous sommes logées rigole bien de moi en me disant que juillet et août seront beaucoup plus chauds. La ville est belle avec sa promenade le long de la mer que les cubains nomment le Malecon. Margot est de plus en plus silencieuse alors que je sens l'air humide et le son de la musique cubaine retentissant de chaque coins de rue, m’enivrer et me redonner la joie de vivre.

Anne

Du 5 mai 1945 au 14 mai 1948

Cahiers perdus.

Samedi 15 mai 1948

Chère Kitty

J'ai entendu à la radio que David Ben-Gurion avait déclaré la fondation de l'État d'Israël hier. C'est aujourd'hui que les Anglais terminent leur mandat en Palestine et tout le monde ici est inquiet du sort que les pays arabes réservent à la Terre Promise finalement embrassée.

La semaine dernière, j'ai reçu une lettre de Margot qui s'est mariée au fils d'un ami de mon oncle à Boston. Elle a enjoint une photo de la cérémonie et bien que son mari, Michael, ne soit pas très beau, je suis sûre que ma soeur a su choisir un homme au caractère qui lui convient. Je pense que dès sa prochaine lettre, elle m'annoncera la venue de ma première nièce ou de mon premier neveu.

Mon Espagnol s'améliore de jour en jour. J'ai finalement terminé la lecture de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche et je m'apprête à lire le livre d'un collaborateur de la revue littéraire à laquelle j'ai commencé un stage comme traductrice.

Bien à toi,

Anne M. Frank

Mercredi le 26 mai 1948

Je pense à Miep en exécutant les taches administratives qui me sont confiées à la revue. À quoi pensent ces gens qui le soir venu savent que le lendemain sera identique à la veille. Bien que ce travail ne soit pas si pénible et que je soit reconnaissante de l'opportunité qui m'est donnée de me rapprocher d'auteurs que j'admire, je compte déjà les jours à rebours jusqu'à la fin du stage.

Outre Madame Victoria, la directrice, Aldana sa secrétaire et Gustavo qui travaille à la mise en page, une collaboratrice passe presque tous les jours à la revue ramasser les textes à relire. Elle s'appelle Laura Puglia et je pense qu'elle doit avoir environ vingt-sept ou vingt-huit ans. Au début je ne l'appréciais pas vraiment car elle déplace trop d'air quand elle arrive. Peut-être qu'elle m'intimidait avec sa voluptueuse chevelure et ses lunettes de soleil plaquées à son visage comme une star d'Hollywood mais aujourd'hui elle a apporté des alfajor (petits biscuit argentins fourrés au lait condensé) pour tous et je me suis rendu compte que tout ce cinéma n'était peut-être qu'un masque.

Mardi 1er juin 1948

J'habite maintenant mon propre appartement. C'est un petit studio situé tout près de la Gare du Onze Septembre dans le quartier de Balvanera. Bien que je n'ai encore rien pour le décorer, la concierge de l'immeuble m'a donné un lit, une table, deux chaises et quelques ustensiles et casseroles. Je suis allée faire des courses tout-à-l'heure et je suis restée au moins une demie-heure dans l'épicerie du coins ne sachant pas quoi choisir. L'épicier et sa femme semblaient d'abord méfiants de me voir errer dans les allées puis voyant que j'étais un peu perdue, la dame m'a aidé à choisir. Elle et son mari sont des réfugiés roumains et les produits qu'ils vendent sont assez différents de ceux qu'on utilisait quand j'étais enfant. Ils m'ont rempli mon sac de soupes en conserves et de pains secs et m'ont offert un pot de cornichons de leur confection.

Samedi 5 juin 1948

Hier soir j'ai été invitée chez les Leibovich pour le repas du Shabbat. Quand nous avions fini le repas j'ai aidé Fanny (c'est son nom et lui s'appelle Simcha) à débarrasser la table et ranger la vaisselle alors que Simcha s'est retiré dans sa chambre. Elle a soudainement fondu en larmes en me confiant qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfants et qu'elle ne trouvait aucun sens à la vie qu'elle menait ici. Elle m'a dit qu'ils étaient arrivés en Argentine après s'être connus sur un bateau qui les menaient en Israël mais que son mari pensait qu'il y aurait plus d’opportunités dans le Nouveau Monde...

Lundi 7 juin 1948

Quelle ne fût pas ma surprise tout-à-l'heure quand je suis allée à l'épicerie des Leibovich pour les remercier de leur invitation. Il n'y avait personne dans le magasin quand je suis entrée puis Monsieur Leibovich est sorti d'une trappe menant à la cave pensant que j'étais une cliente. En voyant que ce n'était que moi, il m'a demandé si je pouvais rester quelques minutes dans le magasin alors qu'il terminait de mettre les cornichons en pots. C'est là qu'il m'a demandé d'aller dans l'arrière boutique et de lui descendre une caisse de pectine. En regardant sur l'étagère, je suis restée figée quand j'ai reconnu la marque Opekta sur les bouteilles de pectine. Tout d'un coup, je ne savais plus trop si le temps s'était arrêté il y a 4 ans rue Prinsengracht. C'est la voix de Monsieur Leibovich qui m'a ramené sur terre ou plutôt ici à Buenos Aires, en 1948. Il a bien du me trouver étrange, là immobile devant une caisse de bouteilles de pectine. Je suis reparti sans attendre le retour de Fanny.

Mardi 8 juin 1948

Le travail à la revue commence à me plaire et je m'intègre de plus en plus au groupe. Laura est un véritable bout-en-train et je m'étais vraiment trompée à son sujet. Contrairement aux autres qui ont tous une attitude compassionnelle, je sens qu'elle agit avec moi comme une vrai copine, bien que nous ne nous connaissions presque pas et qu'elle a presque dix ans de plus que moi. Malgré ma timidité, je tente de lui faire comprendre que je l'aime bien et que j'attends toujours avidement son passage à la revue.

Aujourd'hui, elle est arrivée avec des moustaches dessinée sous son nez. Elle est entrée en coup de vent et a déposé ses corrections sur le bureau d'Aldana en nous disant bonjour puis au revoir sans plus, puis elle est repartie.

Samedi 12 juin 1948

Chère Kitty,

Je suis seule avec toi ce soir pour fêter mes dix-neuf ans. Je pense à papa et maman où qu'ils soient. Je prie pour eux. Peu à peu les traits de leurs visages s'embrouillent dans mon esprit.

Hier je suis de nouveau allée chez les Leibovich pour le Shabbat. Fanny semble vouloir m'adopter bien qu'elle soit sûrement trop jeune pour être ma mère. Il est bien évident que son mari lui a raconté l'épisode de mon absence dans l'arrière boutique la semaine dernière car elle n'a cessé de me poser toute sortes de questions. Comme à mon habitude, et bien que je pourrais leur faire confiance, je suis restée évasive en disant que mes parents allaient bientôt revenir d'un long voyage. Comme Fanny et son mari sont eux aussi de nouveaux immigrants, ils n'ont pas remarqué mon accent en espagnol. Ensemble nous parlons le Yiddish.

Ils m'ont à nouveau invité pour vendredi prochain et je n'ai pu refuser. Bien que j'apprécie leur gentillesse, je ne voudrais pas que ces repas du Shabbat chez eux devienne une obligation.

Lundi 21 juin 1948

Aujourd'hui c'était jour de congé national sauf pour nous à la revue. Les dernières pages de la prochaine édition doivent être livrées à l'imprimerie dans deux jours et Gustavo a même passé le dimanche à son poste pour terminer la mise-en-page. Laura a apporté ses dernières corrections en toute fin d'après-midi ce qui ne semblait pas faire l'affaire de Gustavo. Nous avons quand même bien fini la journée en partageant la bouteille de vin qu'elle avait apporté, pour se faire pardonner.

La vie à la revue me fait de plus en plus penser à notre entreprise d'Amsterdam, bien que comme directeur, papa fût bien différent de Madame Victoria et que nous produisions de la pectine et non des idées, je sens ici un esprit de famille entre nous, qui évidement s'estompe dès que l'on quitte le cadre du travail, mais où chacun a sa place. Laura dit qu'elle m’emmènerait magasiner dès que les robes de printemps seraient dans les vitrines. Elle a du deviner que je suis seule ici et séparée des miens, ou peut-être trouve-t'elle ridicule la façon dont je m'habille.

Lundi 2 août 1948

Voilà maintenant quatre ans que nous avons quitté l'Annexe. Je pense tous les jours aux autres...

J'ai terminé le stage à la revue vendredi et j'ai commencé aujourd'hui un travail pour le moins singulier. Je fais la lecture à un homme presque aveugle. Il est écrivain et je pense qu'il avait bien apprécié mes commentaires à propos de sa dernière nouvelle. Je ne comprends pas que son choix se soit arrêté sur moi quand il existe sûrement des dizaines de lectrices plus qualifiées que moi en espagnol. Aujourd'hui par contre il m'a demandé de lui faire la lecture du New York Times en plus des journaux argentins....

Vendredi 6 août 1948

Chère Kitty,

Moi qui pensais reprendre un rythme plus régulier maintenant que le stage à la revue était terminé, voilà que tout mon temps est accaparé par mon emploi au service de Monsieur. Outre la lecture, qui consiste à éplucher les journaux anglais, américains et argentins; la transcription de ses pensées embrouillées; je dois aussi préparer le maté de Monsieur. Sans rien y voir, bien que je crois qu'il triche car le l'ai vu me reluquer ce matin, il m'instruit l'art de la préparation de ce breuvage qui n'est en quelque sorte qu'une herbe cultivée jadis par les indiens d'Argentine et que ces messieurs ingurgitent à longueur de journée. Pour ma part, je trouve cette infusion imbuvable et j'y vois peut-être la source de la déroute des argentins.

Ce weekend, je serais libre, car Monsieur reste chez lui où j'ai appris que sa maman s'en occupait. J'imagine que tant que je ne préparerai pas le maté comme Maman, je n'aurai pas l'estime de Monsieur. Laura m'a invité à voir un film italien demain. J'ai toujours aimé le son de cette langue, que je sens beaucoup plus près de mon âme que le hollandais, l'allemand, le yiddish ou même l'hébreu. Une chose est sûre, c'est que ça me distraira de l'esprit torturé de Monsieur.

Anne M. Frank

Samedi 7 août 1948

Roma, città aperta. C'est le titre du film que nous avons vu ce soir. Je ne parviens pas à fermer les yeux tant les images de cette guerre me hantent. De la fenêtre de l'Annexe, au son des tirs et de Radio Orange, la guerre était pour nous une expérience claustrophobe et introspective. Dans ce film, j'avais l'impression de vivre le désarroi d'un peuple occupé. Comme si j'avais été dans la rue, avec eux. L'image de la femme qui court au milieu de la foule immobile ne me quitte plus.

J'ai toujours refusé de voir les images filmées dans les camps à l'arrivée des Russes et des Alliées, comme si je ne voulais pas que la mémoire de ces victimes s'imprègne dans ce théâtre absurde, fruit d'un laps d'humanité inculqué chez des millions de participants par je ne sais quelle fureur.

Comme si je ne voulais pas vivre la mort. Comme si je voulais fermer les yeux et vivre ailleurs.

Anne

Vendredi 13 août 1948

Chère Kitty,

Voilà ma deuxième semaine au service de Monsieur complétée. Je suis maintenant passée maître dans l'art de la préparation du maté. Je me sens comme ces femmes japonaises qui à petits pas, les yeux rivés vers le sol, vêtues de leur somptueuses robes de soie, obéissent à un rituel ancestral de servitude envers leurs maîtres. Seulement je ne suis pas japonaises, ni argentine, ni esclave, et Monsieur n'est pas mon maître. Je suis Anne, l'insolente, l’espiègle, l'effrontée.

Je crois d'ailleurs que c'est ce qui plaît et déplaît en même temps à Monsieur. Bien que les femmes argentines soient exubérantes, j'ai sûrement été retenue pour mon attitude, à prime abord, réservée. Monsieur devait apprécier la froideur germanique en opposition à la fouge hispanique. Mais voilà que l'autre Anne, celle qui a tenu tête à Dussel, riposté à Madame Van Daan, désobéit à sa mère, resurgit dans le noir de Monsieur, entre deux journaux, entre deux articles, entre deux mots. Et c'est durant ces silences, quand rien ne bouge, quand seule la perception de l'imperceptible habite la pièce, que je le sens intrigué par cette Anne qu'il n'a jamais vu.

Bien à toi,

Anne M. Frank

Samedi 14 août 1948

Hier soir je suis ressortie avec Laura mais nous avons finalement décidé de ne pas aller au cinéma. Après que je l'ai rejoint à la revue, nous sommes allées nous balader dans Recoleta par un froid glacial. Bien que ni elle ni moi évidemment n'y ayons de famille inhumée, nous avons fait un long trajet dans le cimetière. Laura semble fascinée par la mort. Comme si elle y était attirée. Puis nous nous sommes réfugiées dans un café où des étudiants siphonnaient du maté. À la table d'à côté, deux d'entres eux jouaient une interminable partie d'échec. Celui qui était assis face à moi en diagonale me regardait à chaque fois que c'était à l'autre de jouer. Je fixais Laura tout au long de notre conversation et j'étais terrifiée à l'idée de croiser son regard. Il avait une voix très perçante et trimbalait un livre Franz Kafka dont je n'ai pu deviner le titre en espagnol.

Jeudi 19 août 1948

Je suis allé jusqu'à la librairie allemande sur Reconquista pour voir si j'y trouverais des livres de Franz Kafka. À ma grande surprise il n'y en avait aucun. Le libraire, un homme dans la quarantaine me demanda d'où je venais car il avait de la peine à identifier mon accent en allemand. J'ai hésité puis je lui ai dit que mes parents avaient émigré en Argentine bien avant la guerre et que j'avais appris l'allemand à la maison. Je ne sais pas pourquoi j'ai senti le besoin de mentir. Il y a bien toujours un questionnement sous-jacent à chaque fois que l'on croise une personne qui parle allemand en Argentine. Toujours est-il qu'une librairie allemande qui ne tient pas de livres de Franz Kafka, c'est suspect.

Samedi 21 août 1948

Je suis allé chercher Laura un peu trop tôt hier après midi et elle relisait encore quelques dernière corrections avant la mise en page. Madame Victoria qui m'a aperçu devant la porte m'a invité à entrer dans son bureau pour l'attendre. Là, elle m'a subtilement bombardé de questions sur Monsieur. Cela m'a mis mal à l'aise car bien que ce soit grâce à elle que je travaille maintenant chez Monsieur, je sens qu'il s'ouvre de plus en plus à moi et je ne voudrais pas trahir cette confiance. Laura m'a pourtant révélé que Madame Victoria avait un amant secret et je ne penses d'ailleurs pas que Monsieur soit le type d'homme qui l'attire. Peut-être a-t-elle peur de perdre son emprise sur lui maintenant qu'il ne vient plus à la revue.

Toujours est-il que nous sommes encore allées nous balader dans Recoleta. J'ai accepté de bifurquer à nouveau par le cimetière pour faire plaisir à Laura, bien que toutes ces tombes me donnent le vertige. Nous sommes ensuite retournées au même café que la semaine dernière et Laura a insisté cette fois pour que je boive du maté. J'ai aspiré quelques gorgées de sa bombilla pour lui faire plaisir. J'avais l'impression de boire un mauvais thé qu'on avait laissé infuser toute la journée. Nous sommes restées moins d'une heure car Laura voulait aller au cinéma. Il y avait bien quelques garçons qui jouaient aux échecs mais pas de traces du mystérieux lecteur de Kafka. Nous avons couru pour arriver au film qui venait à peine de commencer. La luz es para todos était le titre du film en espagnol.

Laura est une super amie. Des fois j'aimerais être comme elle. Belle, grande, forte. Pendant le film nous nous sommes tenue la main. Je n'avais pas tenu la main d'une copine depuis que j'avais quitté l'école Montessori.

Mardi 24 août 1948

Chère Kitty,

C'est aujourd'hui l'anniversaire de Monsieur et j'ai été libérée plus tôt. Il faisait encore froid mais déjà les premiers signes du printemps surgissaient. Je suis retournée dans Recoleta mais comme Laura était encore au travail, j'ai pu éviter de traverser le cimetière et je suis allée directement à notre café habituel. Comme j'étais seule, j'hésitais à entrer et je me posta de l'autre côté de la rue pour voir si j'apercevrais le lecteur de Kafka à travers la vitre. Je restais là, perchée sur le trottoir pendant dix bonnes minutes quand une voix me fit sursauter. Il arriva de nulle part et me demanda si je savais jouer aux échecs. J'ai eu l'air d'une sotte en lui répondant que non et que j'attendais mon amie. Il s'est présenté en me serrant la main assez fermement puis il a traversé la rue pour entrer dans le café. Je suis restée les dix minutes suivantes plantée sur le trottoir en faisant semblant d'attendre Laura, ne sachant pas si je devais aller lui dire que je devais partir car mon amie n'arrivait pas. J'avais même inventé un mensonge pour lui demander de passer le message à Laura qu'elle me rejoigne chez moi le soir. Je suis finalement partie, ne trouvant ni le courage de mentir ni de me dévoiler.

Mercredi 25 août 1948

Soy Ernesto. Je n'ai pu libérer mon esprit de son nom même une seule seconde depuis hier. J'ai hésité toute la journée mais je n'ai pas trouvé le courage de retourner au café. Que vais-je lui dire. De quoi allons nous parler. Vais-je bafouiller en espagnol. Peut-être ne s'intéresse-t-il pas à moi, qu'il cherchait tout simplement un compagnon de jeu. Comme je ne trouve pas d'édition allemande de livres de Franz Kafka et que je trouverais ardu et ridicule d'en lire un en espagnol, je me suis dit que je pourrais plutôt apprendre les échecs. Aujourd'hui j'ai même repéré un jeux sur une étagère de Monsieur mais je n'ai finalement pas eu le courage de lui demander de m'apprendre à jouer. De toute façon, ç'aurait été difficile sans rien y voir. Laura elle, ne semble pas du tout avoir le caractère requis pour ce type d'activité.

Bonjour j'ai oublié de me présenter. Je m'appelle Anne et j'aimerais que vous m'appreniez à jouer aux échecs.

Bonjour, je m'appelle Anne. Je suis sotte et je ne trouve pas de livre de Franz Kafka en allemand et je ne sais donc de quoi parler.

Bonjour je m'appelle Anne, je suis incapable de boire du maté. Voulez-vous venir vous promener avec moi sans savoir de quoi parler.

Bonjour je m'appelle Anne Frank, je n'ai pas embrassé un garçon depuis l'age de quatorze ans et j'en ai maintenant dix-neuf.

Jeudi 26 août 1948

Demain nous avons convenu avec Laura d'aller au café quand dès qu'elle aurait rendu ses corrections. Encore une journée pour me préparer. Peut-être qu'il ne me reconnaîtra même pas. Peut-être qu'il ne s'intéressera pas à une petite étrangère et qu'il préfère les argentines à la voix rauque.

Samedi 28 août 1948

Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime. Je l'aime.

Merci Kit d'être là pour m'écouter.

Anne

Dimanche 29 août 1948

J'ai finalement trouvé une copie allemande du Procès de Franz Kafka. J'avais mentionné à Monsieur que je cherchais à trouver une version originale d'un livre de Kafka et il s'est organisé pour m'en dénicher une via un de ses contacts. Par contre, il m'a aussi mentionné qu'il n'était pas au courant que les oeuvres de Kafka étaient traduites en espagnol.

Je vais commencer à le lire demain et je vais me donner pour objectif de le terminer d'ici vendredi. Comme ça, j'aurai des choses intéressantes à dire à Ernesto.

Samedi 4 septembre 1948

Nous avons passé le plus bel après-midi du monde. Après sa partie d'échec, qui a encore duré une éternité, Ernesto s'est joint à nous. Il avait tellement de choses à raconter que je n'ai presque pas pu placer un mot. Après à peine une demi heure, Laura nous a fait la surprise de s'éclipser en me faisant un clin d'oeil évident qu'Ernesto n'a heureusement pas remarqué. Nous sommes ensuite restés seuls le reste de l'après-midi à discuter jusqu'à ce qu'il ne doive retourner se plonger le nez dans ses manuels.

Il vit chez ses parents avec trois soeurs et un frère et devrait devenir médecin d'ici deux ans. Sa vie semble tellement programmée que je n'ose lui parler de mes errances de peur qu'il ne me trouve trop extravagante. Bien que j'ai ramé pour terminer Le Procès avant notre rencontre, je n'ai même pas eu l'occasion d'aborder le sujet.

En nous quittant nous nous sommes embrassés sur la joue, rapidement. Comme si l'on se connaissait depuis longtemps. Je me sentais comme sa petite soeur.

L'image de ses yeux qui scintillent et le son de sa voix douce me tiendrons compagnie toute la semaine. Nous avons convenu de nous retrouver vendredi prochain au café.

Lundi 6 septembre 1948

Monsieur m'a dit qu'il avait entendu sur la BBC que la reine Wilhelmina avait abdiqué aujourd'hui. Je pense que Miep doit être triste, elle qui la vénérait tellement, des fois même un peu exagérément selon papa. C'est évidement la princesse Juliana qui va lui succéder. Je me sens de plus en plus loin d'Amsterdam, de mon enfance, de l'Annexe. Comme si un voile opaque s'était jeté sur mon passé.

Laura est venue me rendre visite hier matin. Elle était étonnée par la simplicité de ma chambre, par l'absence de photos de ma famille, d'objets en général. Nous sommes restées toutes la journée étendue sur mon lit à bavarder comme des soeurs. Bien qu'elle soit beaucoup plus âgée que moi, nous sommes très proche et je lui fais entièrement confiance. Par contre je ne lui ai rien dit sur moi, sauf évidement les détails de tout ce qui s'est passé après son départ du café vendredi. Elle dit que je suis amoureuse et qu'il l'est certainement aussi.

Jeudi 9 septembre 1948

Laura insiste pour que j'aille seule au café demain. Bien que je convienne que se soit une bonne idée que je puisse échanger seule avec Ernesto, je suis terrifiée à l'idée de ne pas savoir de quoi parler, de rester en silence et qu'il me trouve ennuyante.

Je t'en donne des nouvelles demain.

Anne

Dimanche 12 septembre 1948

J'ai dormi quatorze heures de suite. En me réveillant, je ne savais même plus si c'était le jour où la nuit. Ernesto est reparti chez lui tard hier soir pour dîner avec sa famille et je me suis endormie comme une souche. Nous avions discuté toute la nuit de tout et de rien. J'avais tellement envie qu'il me prenne dans ses bras et qu'il m'embrasse passionnément mais il est resté là, assis, puis debout à me tourner autour, guignant au passage, à me parler de ses prouesses au rugby. Bien qu'il ai un an de plus que moi, il est bien moins mature. Peut-être est-ce le fait qu'il soit un garçon. Peut-être le fait qu'il vive encore avec sa famille. Peut-être est-ce moi qui suis devenue adulte trop rapidement.

Je me donne pour mission d'en faire un homme. Ou plutôt, de lui donner quelques notions du monde extérieur au rugby et à la faculté de médecine, car pour rien au monde je ne voudrais qu'il perde son côté enfantin. C'est cette ouverture à des possibilités infinies que je trouve intrigante chez lui. Contrairement à ma perpétuelle fuite, je sens en lui une saine retenue, comme s'il mûrissait tranquillement.

Der Process est demeuré posé sur la petite table à l'entrée de mon studio, bien à sa vue mais il ne l'a pas évoqué. Étrange.

Lundi 13 septembre 1948

Laura a dormi ici tellement nous avons discuté tard hier soir. Elle est vraiment intriguée par moi et Ernesto. On dirait qu'elle me pousse presque à aller plus vite que je ne le souhaiterais, à sauter des étapes que de mon côté je préfère prolonger. Des fois je la sens comme un alter ego, comme celle que j'aurais pu être si j'étais né en Argentine, si je n'avais pas été ce que je suis. D'un autre côté, pourquoi s'acharne t'elle à vouloir vivre ma vie, à me diriger.

Ce matin quand je me suis réveillée et que mes yeux étaient encore mi-clos, je l'ai surprise à me regarder en me caressant les cheveux. Je suis restée dans cet état pendant de longues minutes, absorbant la douceur qu'elle me procurait, celle que je ne reçoit plus de papa, de maman ou de Margot.

Jeudi 16 septembre 1948

Je suis passée à l'épicerie ce soir et Fanny a insisté pour que j'aille chez eux demain pour le Shabbat. Comme j'ai réussi à m'en tirer depuis plus d'un mois, je n'ai pas pu refuser l'invitation cette fois. De toute façon, je n'ai plus à garder mes vendredis après-midi pour Ernesto car nous avons convenus de nous voir dimanche après son match de rugby.

Lundi 20 septembre

Chère Kitty,

Nous nous sommes tenu par la main presque tout au long du chemin du retour. Nous arrivions à l'avenue Pueyrredón quand en la traversant, il m'a pris la main pour nous faufiler entre les voitures circulant dans tous les sens. Puis il m'a souri et ne l'a plus lâché. Je ne sais pas si les frissons que j'ai ressenti provenaient du danger que nous courrions ou de la chaleur de sa paume caressant soudainement la mienne.

J'étais encore rouge de honte de l'avoir humilié devant ses coéquipiers. Ce n'était pas un match de rugby mais bien un match de football auquel je venais d'assister. Quelle gourde. Il m'a gentiment corrigé, après un un éclat de rire général, quand je leurs ai demandé la différence entre les deux sports croyant avoir assisté à un match de rugby.

En arrivant à la station du subte près de chez moi, il s'est engouffré dans la bouche du métro en me lançant un baisé depuis les escaliers. Demain nous nous sommes promis de nous revoir.

Bonne nuit à toi Kitty, et à toi Ernesto mon amour.

Anne

Mardi le 21 septembre 1948

Aujourd'hui, j'ai répété ma lecture avec un autre auditeur que Monsieur. J'avais rendez-vous avec Ernesto à la sortie de la faculté de médecine et nous sommes allés nous promener dans Recoleta. Les derniers bourgeons ont éclos ces derniers jours et la ville qui était encore terne la semaine dernière fleuri maintenant jusque dans l'âme de ses habitants. Ernesto qui me dit être impressionné par ma connaissance de plusieurs langues m'a demandé de lui lire le New York Times que je transportait, ce que j'ai fait, mais en traduisant chaque phrase après les avoir lu en anglais. Ce matin j'avais eu pour mission de passer chercher l'édition de ce dimanche au bureau de l'Aeroposta Argentina. Il y a quelques jours, l'émissaire des Nations Unies en Palestine a été tué dans un attentat à Jérusalem. J'avais bien lu à Monsieur des bribes de nouvelles dans les journaux argentins d'hier mais quand il s'agit de choses sérieuses dépassant le continent sud-américain, il ne se fie qu'à l’impartialité de la presse américaine.

Contrairement à Monsieur, Ernesto est un auditeur agité qui ne semble aucunement s'intéresser aux choses du monde et se demande plutôt pourquoi le nouveau film Hamlet qui sera présenté dès la fin du mois à New York ne sortira ici que dans un ou deux ans. Il m'a dit que si le journal du dimanche pouvait nous parvenir en deux jours, un film devrait pouvoir faire le trajet dans des temps relativement similaires. Juste non?

Tout au long de ma lecture, bien qu'il suivait attentivement, il ne cessait de me dévisager du coin de l'oeil, ce qui me gênait terriblement.

Mercredi 22 septembre 1948

Après seulement deux articles à la une, Monsieur a fermé le journal que je tenais face à lui et m'a remis une liasse de feuilles qu'il avait écrit ces derniers jours. Sa cécité progressive lui donne, et à ses écrits, une dimension immatérielle dans laquelle lui seul, et les fantômes de son imaginaire, se retrouvent complètement. Le clivage qui existe entre ce monde ancestral, surnaturel et le volume d'articles d'actualité qu'il enregistre quotidiennement semble presque dénoter une double personnalité.

Aujourd'hui après que j'eu terminé la lecture, il m'a demandé ce que j'avais pensé du Procès. J'étais si intimidée d'émettre une critique de peur qu'il ne me juge et je lui ai simplement répondu que comme je venais de terminer ma lecture, il me faudrait encore quelques jours pour que mon impression se clarifie dans mon esprit et que je puisse l’énoncer intelligemment. En réalité, j'ai terminé le livre en quelques jours il y a quelques semaines mais j'attends toujours un signe d'Ernesto pour libérer mes pensées.

Jeudi 30 septembre 1948

Voilà plus d'une semaine que je suis sans nouvelles d'Ernesto. Comme c'est bientôt la fin de l'année ici et que je sais qu'il doit être occupé à étudier, je préfère ne pas le déranger avec mes préoccupations frivoles. Je reste prostrée à ma table le soir venu, imaginant ma vie avec lui, moi Anne femme de médecin. C'est comme si l’exiguïté de ma chambre me procurait un certain réconfort, me permettant de m'évader dans mes pensées.

Lundi 4 octobre 1948

Laura et moi avons passé l'après-midi..

Samedi 25 décembre 1948

Leur odeur reste imprégnée dans les draps, dans ma chair, dans mon corps. Je pense et je rêve à elle, à lui, à nous. Mon coeur ne bat plus qu'en trois temps. De mon lit j’aperçois la lumière qui jaillit à travers un tissu décoloré atténuant son ardeur. Je préfère ne pas me lever pour conserver cette huile d'amour qui enduit ma peau. Mon être entier ne se meut plus que pour retrouver cet état. Je touche et je mords leurs corps absents, comme si le mien seul ne pouvait plus fonctionner. Je me suis levée pour relâcher quelques goûtes que mon corps me forçait d'évacuer sans que je ne puisse demeurer quelque instant de plus à cet air libre qui me fouettait la peau. Je me réfugie sous les draps du sanctuaire pour tenter de capter quelques bribes d'une nuit d'amour. Je dois cesser de t'écrire car même ces quelques lignes m’éloignent de ce frissons que je veux perpétuer, pour toujours et à jamais.

Je me suis finalement levée quand la chaleur torride du jour devenait si accablante que je ne savais plus s'il valait mieux fermer la fenêtre ou ouvrir la porte. Laura a dessiné trois coeurs entre-lassés avec son rouge à lèvres sur l'évier avant de partir. J'avais aperçu son dos dans le cadre de la porte puis j'ai refermé les yeux, mon corps blottit dans celui d'Ernesto. Puis il m'a embrassé encore et encore jusqu'à ce que je me replonge dans ce rêve et qu'il retourne rejoindre sa famille.

De ma fenêtre, que j'ai finalement réouvert pour ne pas suffoquer, je regarde la rue presque déserte. C'est Noel pour certains et Shabbat pour les autres.

Mardi 28 décembre 1949

Vendredi c'est la Saint-Sylvestre et il y aura une grande fête à la Villa de Madame Victoria. De la revue, seules Laura et moi y sommes conviées, à part évidement Monsieur et une horde d'auteurs et de gens de la société portègne. Ernesto et ses camarades de la faculté ont organisé une fête depuis déjà plusieurs semaines et Laura et moi y sommes aussi conviées. Laura me dit être mal-à-l'aise de se retrouver avec un troupeau d'étudiants de vingt ans et que nous pourrons rejoindre Ernesto après la fête chez Madame. Je suis tiraillée mais je pense que Laura a raison. Demain nous irons me choisir une robe chez un couturier qu'elle connait pour la soirée. Laura dit que je dois extérioriser ma fougue, celle qu'elle a découvert durant nos ébats de vendredi dernier.

En attendant, j'ai pour mission cette semaine de récolter tous les articles de la presse anglaise et américaine sur la guerre en Palestine. L'avancée de l'armée israélienne vers le Canal de Suez semble préoccuper autant Monsieur que les habitants du Once.

Dimanche 2 janvier 1949

Je pense avoir blessé Laura en partant rejoindre Ernesto vendredi soir avant le coup de minuit. Bien que la soirée à la Villa était des plus mondaines et que je me régalais à écouter toutes ces conversations plus intéressantes les unes que les autres, je ne pouvais cesser de penser à Ernesto. Ses mains, sa voix, son odeur me manquaient terriblement.

Ne sachant pas exactement où je devais me rendre, j'ai passé la fin de l'année avec le chauffeur du taxi qu'avait appelé le concierge de la villa. Nous remontions puis redescendions sans cesse la rue Alem dans le quartier de San Isidro puis nous avons finalement trouvé le lieu de la fête qui s'avéra être l'ancienne demeure de la famille d'Ernesto, apparemment bien connue dans le quartier. Malgré la présence de plusieurs autres filles à la fête, j'ai senti qu'Ernesto était véritablement ému de m'y voir apparaître. Nous avons dansé toute la nuit au son du Jazz des noirs américains. Les derniers invités sont partis à l'aube et et Ernesto m'a pris la main pour me conduire dans une somptueuse chambre d'où l'on a regardé le soleil se lever sur le Rio de La Plata. Puis on fait l'amour, seuls, passionnément, sans que je ne perde ma virginité.

Pourquoi veut-il me préserver, moi qui n'attend qu'un geste pour m'abandonner à lui.

Samedi 11 juin 1949

Chère Kitty,

Demain je vais avoir vingt ans et je suis toujours vierge. Ma gêne avec les garçons s'accentue d'année en année. Vais-je resté vieille fille. Suis-je si insupportable que même les argentins me fuient. Les filles d'ici semblent s'en tirer malgré leur extravagance...

Mme Victoria m'a demandé de l'accompagner à New York vers la fin de l'année. Elle croit mon anglais impeccable. C'est Monsieur qui lui a rapporté sûrement. J'espère me libérer pour rendre visite à Margot. Ça fait bientôt quatre ans que nous sommes séparées.

Samedi 10 décembre 1949

Pourquoi suis-je parti. Pourquoi ai-je abandonner ce rêve qui était devenu ce qui m'était de plus cher. Je l'aime encore. Je l'aimerai toujours. Je l'ai toujours aimé.

En regardant le port de Buenos Aires se perdre à l'horizon, je ne pouvais cesser de pleurer. Notre amour était-il impossible. J'aurais tant souhaité devenir sa destinée. Sa femme. Pour la vie.

Je pars, sachant que je ne reviendrai jamais. Pour toi mon amour.

Mercredi 14 décembre 1949

Nous sommes passés au large des côtes cubaines cette nuit. Le vent des tropiques a cessé de souffler et le pont est maintenant désert. Je retrouve l'hiver que j'ai quitté il y a plus de quatre ans. À chaque repas je veux partager avec Madame mon secret et à chaque fois je reporte au prochain. M'en voudra-t-elle. Comment comprendre que je ne peux revenir en arrière, sans comprendre notre amour.

Je pense à Ernesto. Je ne veux plus penser.

Anne

Vendredi 16 décembre 1949

Nous sommes arrivées ce matin à l'aube. Je ne croyais pas qu'une cité si majestueuse pouvait exister. Et elle n'existe pas d'ailleurs. Le soleil du matin se reflétant sur les tours de Manhattan donne une image futuriste à la ville mais dès qu'on y pénètre, on retrouve une vie bien réelle où grouillent des milliers de fourmis humaines dans un impressionnant chaos et où les catacombes laissent s'échapper une dense vapeur.

Notre hôtel, le Plaza, se situe face à Central Park que je scrute présentement du 21e étage. Ici c'est évidement l'hiver bien qu'il n'y ai pas encore de neige. Par contre, il n'y a plus de feuilles dans les arbres sauf quelques conifères éparses. Je pense que Madame Victoria a besoin d'un peu d'intimité car elle m'a accordé "congé" pour le weekend. Ce soir je vais aller voir Time Square à quelques rues d'ici.

Plus tard.

J'essaie de ne plus penser à Ernesto. J'absorbe toute l'électricité qui illumine cette ville aux mille néons pour me régénérer, pour retrouver mon esprit, mon âme et mon coeur.

Lundi 19 décembre 1949

Une chose étrange est arrivée ce matin alors que j'attendais Madame Victoria qui terminait sa toilette. J'errais dans le petit parc adjacent à l'hôtel quand deux garçons passèrent sur le trottoir. Le plus vieux qui devait être un peu plus jeune que moi marchait d'un pas décidé alors que l'autre plus jeune le suivait en l'écoutant attentivement. Deux frères sûrement, d'après la ressemblance et la confiance aveugle du petit envers le plus grand. Puis en passant près de moi, le plus jeune s'arrêta et me fixa d'un regard doux et hypnotisant. Son frère lui, continua sa course sans me voir ni même se rendre compte que le petit s'était arrêté. Il devait avoir à peu près dix ans et me demanda mon nom. Je lui répondit et lui demanda le sien à mon tour. Allie. Puis il me sourit et couru rejoindre son frère qui avait déjà traversé l'intersection. Mon coeur s'arrêta alors et je poussa un cri quand une voiture happa le petit, puis une deuxième et une troisième... Seulement, rien ne sembla lui arriver. Il continua sa course comme si les voitures lui passaient à travers le corps et il rejoint son frère au coin de Central Park.

L'autre chose étrange c'est que ma a voix n'eut aucune portée quand je criai. Personne n'y porta attention, comme si elle aussi traversait l’ouïe des passants sans vibrer.

Le regard du garçon demeura en moi toute la journée. Je n'ai évidement rien raconté à Madame Victoria, elle qui déjà me trouve étourdie. Nous avons passé au moins dix heures à choisir des robes et des accessoires dans les boutiques de la cinquième avenue. À la fin je n'y voyais plus rien et je devais être de très mauvais conseil. Avec tous ces achats, il lui faudra sûrement rajouter deux coffres pour le retour.